Attrition de la langue, le revers de la médaille du plurilinguisme?
Type de référence
Date
2008Langue de la référence
FrançaisEntité(s) de recherche
Résumé
Pourquoi donc un numéro de «Babylonia» consacré à la perte des langues – alors même qu’il y a encore tant à faire pour convaincre que le plurilinguisme représente une situation normale et non une exception et qu’il s’agit de tirer toutes les conséquences de ce constat dans la politique de formation? La question est bien légitime. Ce thème de la perte des langues, en effet, fait immédiatement penser à ces temps où le plurilinguisme était perçu comme un danger potentiel pour la compétence communicative de l’individu et où, pour évaluer ses compétences, on se préoccupait avant tout de repérer ce qu’il ne savait pas faire plutôt que de mettre en évidence ses capacités effectives… La crainte des enseignants, de nombreux parents et, naturellement aussi, des apprenants eux-mêmes, de ne maitriser aucune langue réellement, et de son pendant scientifique, le redoutable «double semi-linguisme», n’a toujours pas disparu. C’est dans ce contexte que se justifie la thématique de ce numéro – non pas simplement pour dévoiler un revers jusqu’à présent caché de la médaille du plurilinguisme, mais avant tout afin de jeter un regard réaliste sur l’enseignement et l’apprentissage des langues, de mieux comprendre comment les compétences dans différentes langues apparaissent, se développent et parfois… disparaissent.
Les langues dont disposent les individus plurilingues ne se laissent pas en paix les unes et les autres, elles s’influencent et s’empreignent mutuellement. Cela n’est pas nouveau1. D’ailleurs, de nombreux numéros de «Babylonia» se sont déjà confrontés à cette problématique: le dernier (1/2008), par exemple, consacré au thème récurrent de la didactique intégrée, le 3-4/2006, qui traitait du développement des compétences réceptives entre langues parentes, les différents numéros portant sur le cadre européen commun de référence (CECR), etc. Tous, d’une manière ou d’une autre, ont mis en évidence combien il est important de faire savoir que les compétences langagières sont à la fois liées, hétérogènes et fluctuantes. Personne ne lit, ne parle, n’écrit, n’interagit dans toutes ses langues au même niveau de compétence. Ce que nous sommes capables de faire dans les différentes langues varie selon le contexte d’utilisation. Nous développons des compétences lorsque cela est nécessaire pour des besoins communicatifs – et nous les réduisons lorsqu’elles ne s’avèrent plus utiles. Nous nous trouvons ainsi au cœur même de ce numéro.
Nous n’envisageons donc pas ici la perte d’une langue dans une perspective pathologique (aphasie), mais au contraire comme un processus relevant – parfois – de la réalité vécue des locuteurs plurilingues. Jusqu’à aujourd’hui, la recherche s’est en premier lieu occupée de la perte de la langue d’origine (L1) en contexte migratoire – une problématique qui est bien évidemment abordée par certaines contributions de ce numéro. Sans doute est-ce là un contexte dans lequel la question de la perte de la langue se pose de manière immédiatement perceptible, la construction et la déconstruction des compétences langagières y apparaissant en effet comme des effets secondaires de la mobilité géographique.
Mais il apparait pourtant étonnant qu’une autre forme, des plus courantes, d’apparition de ce phénomène – que les lectrices et lecteurs de cette revue connaissent bien – n’ait si peu fait l’objet des préoccupations des chercheurs: qui n’a jamais été amené à constater, dans une situation où une des langues de son répertoire (qu’il a par exemple apprise durant sa scolarité) est tout à coup utilisée, que celle-ci s’est quelque peu «rouillée» au cours des années, voire s’est complètement perdue? Plusieurs questions se posent à ce propos: comment conserve-t-on une compétence acquise? Dans quelles circonstances, au contraire, celle-ci risque-t-elle le plus rapidement de se perdre? Ou encore, question moins fréquemment abordée: est-ce que la perte d’une compétence langagière a quelque chose à faire avec le fait qu’on ait appris plusieurs langues simultanément ou l’une peu après l’autre?… Cette forme de perte d’une langue soulève ainsi d’innombrables questions à propos des apprentissages langagiers et de la manière dont les langues à apprendre se comportent les unes par rapport aux autres – se font-elles obstacle? se renforcent-elles? Une dernière question a été et est soulevée: si, dans un temps pas si lointain, les réponses consistaient trop souvent à placer une langue au centre de ces relations entre les apprentissages – par exemple le latin comme meilleure base pour l’apprentissage des langues modernes –, on est aujourd’hui unanimement d’avis que les langues apprises s’influencent mutuellement de diverses manières et, conséquemment, qu’il importe de développer une didactique intégrée des langues. La parenté des langues n’apparait dès lors plus que comme un facteur parmi d’autres; la situation immédiate d’apprentissage, le prestige de la langue concernée, l’environnement socioculturel et la question de l’utilité de ce qui a été appris jouent pour le moins également un rôle. Et, dans ce contexte actuel, visant à une didactique mieux intégrée des langues, il y a encore beaucoup de recherches empiriques à conduire pour véritablement cerner la réalité de l’enseignement, de l’apprentissage et du désapprentissage.
Les contributions de ce numéro abordent la thématique de la perte des langues selon différentes perspectives. Dans sa contribution introductive, Monika S. Schmid part des représentations communes à propos de la perte de la L1 et les inscrit dans un questionnement scientifique. Raphael Berthele poursuit en argumentant pour une perspective qui prend l’usage linguistique comme point de départ et considère la diminution et la perte langagières comme composantes «tout à fait» normales du plurilinguisme. Doris Stohlberg et Rosemarie Tracy terminent la série des contributions qui visent à définir les bases d’une réflexion à propos de la perte langagière, en présentant l’état de la recherche et en privilégiant le potentiel communicatif du plurilinguisme individuel. Les deux articles suivants portent sur des aspects spécifiques de la problématique; Peter Ecke traite de l’accès lexical chez les plurilingues et, ici en particulier, du phénomène du «mot sur la langue» [tip-of-the-tongue]; Istvan Kecskes, de son côté, s’interroge dans quelle mesure l’influence de L2 sur L1 se distingue de l’influence fréquemment explorée de L1 sur L2. L’interview qui suit, avec Claudia Riemer, ose s’attaquer aux conséquences en retour de toutes ces réflexions pour la didactique des langues, fournissant ainsi une base pour les deux contributions suivantes. Wolfgang Sahlfeld et Francesco Grande présentent ainsi une initiative pour la conservation de l’arabe chez les enfants de migrant-e-s originaires de pays arabes à Milan, tandis que Sabrina Ballestracci propose une discussion à propos des phénomènes de fossilisation et de régression, qu’elle conclut en esquissant quelques conséquences de ces phénomènes pour l’enseignement des langues étrangères.
Les textes montrent ainsi que nous savons bien des choses à propos de la perte linguistique dans le contexte du plurilinguisme… mais que, cependant, il reste à ce propos encore beaucoup à faire dans le domaine de la didactique des langues. Nous espérons que ce numéro de «Babylonia» sera à même de donner une impulsion à ce vaste chantier.
Titre du périodique
Babylonia : revue pour l'enseignement et l'apprentissage des languesMaison d’édition
Stiftung Sprachen und KulturenPays d'édition
Suissep-ISSN
1420-0007Volume / tome
2URL permanente ORFEE
http://hdl.handle.net/20.500.12162/288Autre(s) URL(s) permanente(s)
http://babylonia.ch/fr/archives/2008/numero-2-08/- Tout ORFEE
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