Cette recherche vise à comprendre le développement professionnel d’enseignants d’éducation physique (EPS) débutants à partir de perezhivanie. Ce terme évoque une discontinuité où le sujet est affecté par un événement extérieur. Il désigne ainsi le vécu et le ressenti du sujet en relation avec cet événement extérieur, le plus souvent vécu comme perturbant (Veresov, 2014). La littérature met en avant que le vécu des enseignants novices (EN) est soumis à des variations émotionnelles importantes (Hascher & Hagenauer, 2016) et que les EN agissent en fonction de la tonalité subjective de leurs expériences en classe (Ria & Durand, 2013 ; Jokikokko, Uitto, Deketelaere & Estola, 2017). Suite à ce constat, le rôle de ces situations émotionnellement marquantes dans le développement de l’EN mérite d’être questionné. Spécifiquement, la question de l’engagement des élèves pendant les leçons d’EPS représente une source de préoccupations des EN, notamment à propos du travail coopératif (Evin et al, 2014 ; Goodyear et al, 2012 ; Olry-Louis, 2011). Celui-ci semble opérationnel pour engager les élèves mais pose des difficultés lors de sa mise en oeuvre (Amade-Escot & O'Sullivan, 2007).
Le cadre théorique utilisé dans ces études est celui de la clinique de l’activité qui emprunte ses concepts à la psychologie culturaliste (Vygotski, 1930-31/2014) et à l’ergonomie française. Ce cadre décrit un processus d’intériorisation de signes culturels (dans notre cas, des gestes et des règles de métier) en situation sociale. Ces signes sont d’abord appris, puis « greffés » dans une phase de développement. Pour mieux comprendre ce processus, il faut accéder à l’activité réelle du travailleur, c’est-à-dire à la part réalisée mais aussi la part empêchée (ce qu’il aurait voulu faire, ce qu’il n’a pas pu faire) et pas uniquement à son activité réalisée. De plus, nous nous référons également à Vygotski, qui, inspiré par Spinoza, affirme qu’il serait vain d’espérer une activité dépourvue d’émotions (Vygotski, 1931-1998).
La méthode utilisée a consisté à suivre de manière longitudinale cinq EN en EPS durant une année scolaire lors de perezhivanie, autrement dit lors de situations sociales de développement particulières (González, 2016), notamment dans des situations de coopération entre élèves qui avaient provoqué une auto-affectation. Trente-deux leçons d’EPS ont été filmées et les acteurs ont ensuite été auto-confrontés aux traces de ces perezhivanie lors d’entretiens d’autoconfrontation simple et croisée (Clot & Faïta, 2000).
En entretien, les participants, confrontés à l’image de leur propre travail, mettent d’abord en mots, à destination du chercheur, ce qui les a affectés lors des perezhivanie. L’acteur prend position par rapport à des choix effectifs dont les raisons ne paraissaient plus, a posteriori, aussi évidentes. Les données ont été traitées grâce à la méthode de Bruno et Méard (2018), qui identifie des marques et des indicateurs de développement potentiels dans le matériau langagier afin de parvenir à déterminer des invariants du développement chez les EN en EPS. Cette méthode combine plusieurs indicateurs de développement fondés théoriquement chez différents auteurs et permet de fonder un outil de codage cohérent.
Les résultats nous ont permis d’identifier des récurrences au niveau des indicateurs de développement potentiel et de répondre à nos questions de recherche. Ils ouvrent des pistes concernant les dispositifs actuels d’accompagnement de la formation par alternance des enseignants d’EPS, notamment par une prise en compte de la dimension subjective du métier dans la formation.